OBJETS DE CHINE
De nos jours personne n'a le droit de s'entêter sur ce qu'il "sait faire". L'improvisation fait la force. Tous les coups décisifs seront portés comme en se jouant.
Un portail se trouve au début d'un long chemin qui descend vers la maison de..., une femme à qui je rendais visite tous les soirs. Lorsqu'elle eut déménagé, l'ouverture de l'arceau du portail
gisait désormais devant moi, comme le conque d'une oreille qui a perdu l'ouïe.
Un enfant en chemise de nuit refuse de bouger pour saluer une visite qui vient d'entrer. Les personnes présentes, d'un point de vue moral supérieur, l'exhortent en vain à vaincre sa pudibonderie.
Quelques minutes plus tard il se montre, cette fois nu comme un ver, au visiteur. Il s'était lavé entre-temps.
La force d'une route de campagne est autre, selon qu'on la parcourt à pied, ou qu'on la survole en aéroplane. La force d'un texte est autre également, selon qu'on le lit ou qu'on le copie. Qui
vole voit seulement la route s'avancer à travers le paysage : elle se déroule à ses yeux selon les mêmes lois que le terrain qui l'entoure. Seul celui qui va sur cette route apprend quelque chose
de sa puissance, et apprend comment, de cet espace qui n'est pour l'aviateur qu'une plaine déployée, elle fait sortir, à chacun de ses tournants, des lointains, des belvédères, des clairières,
des perspectives, comme l'ordre d'un commandant qui fait sortir des soldats du rang. Il n'y a que le texte copié pour commander ainsi à l'âme de celui qui travaille sur lui, tandis que le simple
lecteur ne découvre jamais les nouvelles perspectives de son intériorité, telles que les ouvre le texte, route qui traverse cette forêt primitive en nous-mêmes, qui va toujours s'épaississant :
car le lecteur obéit au mouvement de son moi dans l'espace libre de la rêverie, tandis que celui qui copie le soumet à une discipline. Aussi l'art chinois de copier les livres fut-il la garantie
incomparable d'une culture littéraire, et la copie une clé pour les énigmes de la Chine.
Walter Benjamin, in Sens Unique.