STATEN ISLAND


six millions de pensées envahissent mon cerveau - Installé dans le petit café en face de la base militaire, je regarde des Noirs à la coule, une valise à la main, des Portoricains en manteau,  qui s'envoient en vitesse des coup de gnôle au bar et descendent à terre se payer du bon temps, peut-être des marins de l'Adams - encore une journée excitante au bord de l'Atlantique gris, mais cette matinée unique me ramène souterrainement vers Oakland et la fois où j'y suis allé par le train de Bay Bridge pour une raison oubliée - et puis quand j'y étais avec Den, au champ de courses du Golden Gate, avant de retraverser tout le pays jusqu'ici, Staten Island, où je suis arrivé par le ferry incroyable où j'ai bavardé avec un marin de pétrolier en observant les planches et les débris divers qui flottaient sur l'eau, me rappelant les risques pris bêtement pendant l'été 1943, quand j'ai plongé de la poupe du George S. Weems pour me rafraîchir - ces mêmes eaux où flottaient des cadavres - un ferry dans la grisaille vous fait comprendre l'esprit fou de Jack London (en tant qu'individu) - assis près de la vitrine du café, face à la passerelle pour m'assurer que Den ne file pas en douce vers New York - les Portoricains sont partis vers deux jours de débauche à East Harlem, baisades avec des filles perdues sur des dessus-de-lit orientaux, avant de manger du riz jaune et des haricots con pollo, le Noir va faire la fête au Palm Café, ces types sont les meilleurs ouvriers du monde, encore plus forts que, disons, Cody, à cause de leurs voyages, et me voilà dans la même humeur que Cody, rapide, parlant à tout le monde, sans la moindre "dignité", vitesse et extases (je sais seulement, c'est-à-dire strictement ce que je sais, voilà pourquoi l'esquisse ne convient pas à mes pensées secrètes - ma vie tout entière, une contemplation sans fin, une aventure passionnante, je l'aime tant, elle est vaste et se ramifie partout -) Cette journée grise, où j'attends et prie pour ce navire du monde, est la même que les ténèbres qui s'étendaient sur Ozone park et Brooklyn à mon arrivée - mais il y a maintenant des mouettes, d'ardentes fringales, des voix d'ouvriers, des silhouettes qui passent devant des dépôts d'approvisionnement pluvieux avec des parapluies, des câbles noirs, des poteaux, des mâts de navire, toutes sortes de formes noires, l'appel des antipodes, de la grande brume grise de l'Amérique et des choses américaines, les volutes folles du  garçon en route vers le lycée, et puis tant d'autres choses.

 

 

Jack Kerouac, in Visions De Cody, trad. de l'anglais par Brice Matthieussent.